Les techniques de l'ADN recombinant
En parallèle à l’usage des micro-organismes pathogènes en laboratoire, on assiste au début des années 1970 à l’émergence d’une discipline devenue aujourd’hui incontournable : la biologie moléculaire. Cette discipline va se développer suite à une série de découvertes remarquables en recherche fondamentale, initiées peu avant le milieu du siècle passé lorsqu’Avery établit que l’acide désoxyribonucléique (ou ADN) constitue le support universel de l’hérédité et contient l’information génétique des êtres vivants. Cette découverte est suivie par la publication en 1953 des travaux de Crick, Watson, Wilkins et Franklin identifiant la structure moléculaire à double hélice de l’ADN (Watson and Crick, 1953; Wilkins, Stokes and Wilson, 1953; Franklin and Gosling, 1953) puis en 1965 par la première description des enzymes de restriction (par Linn and Arber), des protéines capables de découper l’ADN au niveau de sites spécifiques.
Les premières applications de la biologie moléculaire en laboratoire vont alors pouvoir débuter. Les techniques (reprises également sous le terme "génie génétique") permettant l’insertion d’une portion d’ADN (contenant un ou plusieurs gènes) dans un autre ADN vont progressivement s’affiner dans le but de modifier avec précision et efficacité le génome et les caractéristiques héréditaires des organismes vivants. L’objectif des chercheurs est parfois fondamental (mieux comprendre le fonctionnement du génome) mais de nombreuses équipes de scientifiques cherchent également, à travers la manipulation de l’ADN, à générer des organismes présentant de nouvelles propriétés. C’est ainsi que les premiers organismes génétiquement modifiés (OGM) voient le jour et que naissent les biotechnologies dites "modernes".
Assez rapidement, on assiste à une prise de conscience des risques potentiels associés à l’utilisation (encore balbutiante) de ces techniques de biologie moléculaire et des produits qui en dérivent. Les tous premiers débats sur le génie génétique prennent corps vers la fin des années 1960 au sein de la communauté scientifique, essentiellement en Amérique du Nord. La combinaison de séquences d’ADN provenant d’espèces différentes voire non-apparentées (communément appelé "ADN recombinant") ne risque-t-elle pas de générer de nouveaux types d’organismes pathogènes ? Ce questionnement va culminer en 1972 avec les travaux de l’équipe de Paul Berg (Jackson et al., 1972). Ce biochimiste américain, un des pionniers de l’ADN recombinant, réalise alors avec succès le clonage d’un fragment du virus oncogène SV40 dans un plasmide d’origine bactérienne. Mais ses travaux vont l’amener ainsi que certains de ses collègues, à s’interroger sur les risques auxquels les chercheurs manipulant ce type d’ADN sont confrontés (ils s’inquiètent notamment des conséquences possibles pour la santé du transfert volontaire ou accidentel de gènes tumoraux du SV40 dans Escherichia coli, une bactérie communément utilisée au laboratoire mais aussi naturellement présente dans le système digestif humain). Ces craintes sont renforcées par l’utilisation de ces techniques par un nombre croissant de chercheurs et par le fait que les scientifiques travaillant à l’époque sur l’ADN recombinant sont en majorité des biochimistes, moins respectueux ou coutumiers de l’application de mesures de sécurité que les microbiologistes.
À l’initiative de Berg, des scientifiques nord-américains vont alors se réunir en 1973, d’abord à Asilomar puis lors de la "Gordon Conference on Nucleic Acids". La communauté scientifique s’engage dans une réflexion sur les risques potentiels liés aux techniques de l’ADN recombinant. Déjà à ce moment, la mise en œuvre de mesures de confinement et de protection individuelle spécifiques est envisagée. Il s’agit d’abord de garantir la sécurité des personnes exposées, essentiellement les scientifiques eux-mêmes, et d’éviter toute dissémination dans l’environnement. Ce sont les premiers pas vers les concepts de "biosécurité" et d’analyse de risque associés ici à des activités mettant en œuvre de l’ADN recombinant en laboratoire.
Mais la retombée majeure de ces premières conférences est l’appel que Berg et quelques autres scientifiques (dont Watson) lancent à la communauté scientifique pour instaurer un moratoire volontaire sur les expériences impliquant de l’ADN recombinant, jusqu’à la tenue d’une conférence internationale destinée à évaluer les risques potentiels de ce type de recherche (Berg et al., 1974). Malgré les protestations de certains scientifiques (qui souhaitaient continuer ce type d’expérimentations sans restrictions), cet appel sera suivi, dans un premier temps uniquement, par des chercheurs nord-américains et ensuite par quelques chercheurs européens et japonais.
La seconde conférence d’Asilomar ("Asilomar Conference on Recombinant DNA Molecules"), organisée par Berg, se tient en février 1975. Elle réunit 150 scientifiques, mais aussi quelques juristes et des journalistes. Les participants décident (sans unanimité) de lever le moratoire instauré un an plus tôt. Ils concluent surtout à la nécessité d’encadrer avec des lignes directrices strictes les travaux de recherche impliquant de l’ADN recombinant (Berg et al., 1975).
ADN recombinant : Principaux éléments des conférences de Gordon et Asilomar Janvier 1973 - 1re Conférence d’Asilomar : les discussions portent sur le danger potentiel que représente l’utilisation des virus en génie génétique.
Les scientifiques élaborent un classement des expériences impliquant de d’ADN recombinant par ordre de risque croissant pour la santé humaine et l’environnement. Quatre niveaux de risque sont identifiés : le risque minimal, faible, modéré et le risque élevé. À ces niveaux de risque correspondent une série de mesures de plus en plus drastiques, conçues de façon à limiter au maximum la dissémination des organismes à ADN recombinant dans l’environnement. Les bonnes pratiques de laboratoire ainsi que la formation du personnel constituent des mesures de base pour toute manipulation d’ADN recombinant. Les mesures de confinement physique à mettre en place sont décrites. Pour toute expérience, indépendamment du niveau de risque, il est préconisé d’utiliser des barrières de confinement biologique en choisissant par exemple des cellules hôtes et des vecteurs qui ne peuvent pas survivre dans les conditions normales de l’environnement. Certaines expériences sont tout simplement interdites : clonage d’ADN de micro-organismes hautement pathogènes ou codant pour des toxines, cultures à grande échelle utilisant de l’ADN recombinant codant pour des produits potentiellement nuisibles pour l’homme, l’animal ou la plante. |
En 1976, en réaction aux débats relatifs à l’ADN recombinant, Vittorio Sgaramella, responsable du programme des mesures de sécurité en microbiologie de l’OMS, lance un appel à la communauté scientifique pour que cette thématique fasse l’objet d’une action au niveau mondial (Sgaramella Vittorio, World Health Organisation, letter addressed to Maxine Singer of the NIH, 27/12/1976). L’idée sous-jacente est de s’inspirer pour l’ADN recombinant des mesures de sécurité développées avec succès en microbiologie pour le confinement des organismes pathogènes. Une requête en ce sens est adressée par l’OMS aux Instituts Nationaux pour la Santé aux États-Unis (NIH, "National Institutes of Health").
En réponse à cette demande et surtout aux recommandations de la seconde conférence d’Asilomar, le NIH publie en 1976 les premières lignes directrices spécifiquement destinées aux activités de recherche impliquant des techniques de l’ADN recombinant et la manipulation de MGM en laboratoire. Ces recommandations feront l’objet d’une révision en 1979 (sous la forme d’un assouplissement des conditions de sécurité) suite à l’expérience acquise dans le domaine et à une meilleure appréhension des risques réels. Les lignes directrices du NIH représentent la référence sur la base de laquelle vont se développer par la suite la plupart des règlementations en matière de sécurité relatives à l’utilisation d’organismes génétiquement modifiés en laboratoire.